11
Le vent avait perdu son âpreté. La ville retrouvait ses odeurs. Les marchés regorgeaient de fleurs. Sans même réfléchir, je me précipitai chez Roget pour savoir où habitait Nicolas.
Je voulais simplement l’apercevoir, m’assurer qu’il allait bien et qu’il était assez superbement logé.
Il était, comme je le souhaitais, installé dans l’île Saint-Louis, dans un fort bel hôtel, mais les volets des fenêtres qui donnaient sur le quai étaient tous clos.
Je les contemplai un long moment. Je voulais voir Nicolas.
Je commençai à escalader le mur, comme je l’avais fait au village la première nuit, et cela me parut étonnamment facile. Je franchis un étage après l’autre et finis par me retrouver sur le toit que je traversai en courant pour redescendre le long de la façade côté cour, à la recherche des appartements de Nicolas.
Je passai devant plusieurs fenêtres ouvertes avant de trouver la bonne. Soudain, Nicolas m’apparut, attablé devant un de ces soupers que nous avions eu coutume de prendre en rentrant du théâtre, en compagnie de Jeannette et Luchina.
Aussitôt, je reculai en fermant les yeux. J’aurais risqué de tomber si ma main droite ne s’était cramponnée au mur, comme douée d’une volonté propre. Ce seul bref regard m’avait permis de fixer dans mon esprit tous les détails de la pièce.
Nicolas portait un vieux costume de velours vert que je lui avais connu dans les rues de notre village d’Auvergne, mais tout autour de lui abondaient les signes de la richesse qu’il me devait : des livres reliés de cuir, un bureau en marqueterie au-dessus duquel était suspendu un fort beau tableau ovale, et surtout le merveilleux violon italien qui luisait sur le couvercle du pianoforte neuf.
Mon ami était assis, l’air sombre, les coudes sur la table, sans rien manger de ce qui se trouvait dans son assiette. Il avait au doigt une bague que je lui avais fait envoyer.
Je rouvris les yeux avec précaution pour le regarder. Il était toujours aussi beau : des membres délicats mais puissants, de grands yeux bruns et graves et une bouche qui, malgré toutes les ironies, tous les sarcasmes qu’elle pouvait décocher, avait un pli enfantin qui appelait le baiser.
Je crus discerner chez lui une fragilité que je n’avais jamais perçue auparavant. Pourtant, il avait l’air suprêmement intelligent, mon Nicolas, plein d’un foisonnement de pensées intransigeantes, tandis qu’il écoutait Jeannette parler comme un moulin.
« Lestat s’est marié, disait-elle, sa femme est riche et il ne veut pas qu’elle sache qu’il a été acteur. C’est tout simple. » Et Luchina d’opiner.
« Laissons-le donc en paix, continuait cette dernière. Il a sauvé notre théâtre de la ruine et nous comble de présents...
— Je n’en crois rien, dit Nicolas d’un ton amer. Jamais il n’aurait honte de nous. » Il y avait dans sa voix une rage mal contenue, un chagrin qui faisait mal à entendre. « Et pourquoi m’a-t-il quitté ainsi ? Je l’ai entendu m’appeler ! La fenêtre avait volé en éclats ! Je vous assure que j’étais à demi éveillé et que j’ai entendu sa voix...»
Un silence gêné s’établit. Elles ne croyaient pas à sa version de mon départ, à ma disparition de notre mansarde, et à chaque fois qu’il y revenait, cela ne faisait que l’isoler, que l’aigrir davantage. Leurs pensées me le faisaient comprendre.
« Vous ne connaissiez pas vraiment Lestat, reprit-il d’un ton presque rogue. Lestat aurait craché à la figure de quiconque se fût avisé d’avoir honte de nous ! Il m’envoie de l’argent. Que suis-je censé en faire ? Il se joue de nous ! »
Pas de réponse des deux autres, de ces deux créatures terre à terre et pratiques, qui se refusaient à médire du mystérieux bienfaiteur. Tout cela n’était-il pas trop beau pour être vrai ?
Dans le nouveau silence, je perçus toute la profondeur de la détresse de Nicolas. Cela m’était insupportable.
Il m’était affreusement pénible de percer son âme à jour sans qu’il le sût, mais je ne pouvais manquer de constater qu’il existait au fond de lui un vaste domaine secret, plus sinistre que je ne l’eusse imaginé. N’avait-il pas dit que les ténèbres au-dedans de lui ressemblaient à celles qui m’avaient environné à l’auberge et qu’il avait toujours cherché à me les cacher ?
Je le voyais presque, ce domaine secret, mais il semblait s’étendre au-delà de l’esprit de Nicolas, lequel n’était que la grille ouvrant sur un chaos extérieur à notre savoir.
Non, c’était trop effrayant. Je ne voulais pas ressentir ce qu’il ressentait.
Mais que pouvais-je pour lui ? C’était là l’important. Que faire pour mettre fin à son tourment ?
Et puis, j’avais une telle envie de le toucher, ses mains, ses bras, son visage. De sentir le contact de sa chair sous mes nouveaux doigts immortels. Je me surpris à chuchoter : « Vivant. Oui, tu es vivant et tu peux donc mourir. Tout ce que je vois en te regardant est absolument dépourvu de substance. Tu n’es qu’un assemblage de mouvements imperceptibles et de couleurs indéfinissables, un ensemble de chaleur et de lumière. Et moi, que suis-je à présent ?
Tout éternel que je sois, je me racornis devant ton éclat. »
A présent, les deux femmes prenaient poliment leur congé. Nicolas ne leur prêtait aucune attention. Il s’était tourné vers la fenêtre, comme si une voix secrète l’appelait. Son visage était empreint d’une expression indescriptible.
Il savait que j’étais là !
Aussitôt, je bondis sur le toit.
Mais je continuais à l’entendre. Je vis sa main sur le rebord de la fenêtre. A travers le silence, j’entendis sa panique. Il avait senti ma présence, comme je sentais, moi, la mystérieuse présence des cimetières, mais sa raison lui opposait que je ne pouvais être là.
Je restai sans réaction, cramponné à la gouttière. Je le sentais seul à présent, les autres étaient parties. Une pensée unique m’habitait : Quelle est donc cette présence qu’il a sentie ?
Car je n’étais plus Lestat. J’étais un démon, un vampire puissant et avide, et pourtant il avait décelé la présence de son ancien compagnon, reconnu dans le monstre celui qu’il avait aimé.
Je cessai de l’écouter, mais je savais qu’il s’agitait au-dessous de moi. Je le sentis prendre son violon et s’approcher de la fenêtre.
Je couvris mes oreilles de mes mains.
Le son me parvenait quand même. Il jaillissait de l’instrument et fendait la nuit comme un rayon de lumière capable de monter jusqu’aux étoiles.
Nicolas s’acharnait sur les cordes et je croyais le voir contre mes paupières fermées, la tête penchée sur le bois luisant. Puis la vision s’éteignit et il n’y eut plus que le son.
Les longues notes vibrantes, les glissandos glaçants, le violon qui chantait dans son propre idiome et faisait de tout autre langage un mensonge. A mesure que son chant se prolongeait, il devenait l’essence même du désespoir ; on eût dit que sa beauté n’était qu’une hideuse coïncidence, une farce dépourvue de vérité.
Était-ce donc cela qu’il avait cru pendant que je discourais interminablement sur le bien ? Était-ce cela qu’il faisait exprimer à son violon ? Créait-il délibérément ce flot de notes longues et pures pour dire que la beauté n’avait aucun sens puisqu’elle émanait de son désespoir qui n’avait rien de beau ?
Je n’en savais rien. Le son, en tout cas, allait au-delà de Nicolas, comme il l’avait toujours fait. Il était plus grand que son désespoir. Il prenait sans effort la forme d’une lente mélodie, pareil à l’eau d’un torrent de montagne qui se fraye son propre chemin. Il devenait progressivement plus riche et plus sombre et semblait contenir un élément à la fois indiscipliné et modérateur, quelque chose d’immense qui vous brisait le cœur. Je m’allongeai sur le toit, les yeux levés vers les étoiles.
Je ne bougeais plus.
Je comprenais la langue que me parlait le violon. Nicolas, si seulement nous pouvions à nouveau parler ensemble... Si « notre entretien » pouvait reprendre !
La beauté n’était pas la traîtresse qu’il s’imaginait ; c’était plutôt un continent inconnu où l’on risquait de faire mille faux pas fatals, un paradis sauvage et indifférent où le bien et le mal n’étaient pas signalés.
En dépit de tous les raffinements de la civilisation qui contribuent à l’art – la perfection vertigineuse du quatuor à cordes ou la grandeur pleine d’abandon des toiles de Fragonard –, la beauté était sauvage. Elle était dangereuse et anarchique, comme l’avait été la terre bien avant que l’homme n’eût dans le crâne une seule pensée cohérente ou n’écrivît des codes de conduite sur des tablettes d’argile. La Beauté était un Jardin sauvage.
Pourquoi donc était-il blessé par le fait que la musique la plus désespérée fût aussi la plus belle ? triste et méfiant ?
Peut-être qu’au fond de lui-même Nicolas avait toujours rêvé d’une harmonie que je savais pour ma part impossible. Il avait rêvé non pas du bien, mais de la justice.
Mais à présent, jamais plus nous ne pourrions en discuter. Pardon, Nicolas. Le bien et le mal existent encore, mais « notre entretien » est clos à jamais.
Pourtant, alors même que je quittais le toit sur la pointe des pieds et m’éloignais de l’île Saint-Louis, je savais bien ce que je comptais faire.
Je ne voulais pas me l’avouer, mais je le savais.
Le lendemain, il était trop tard lorsque j’arrivai boulevard du Temple. Je m’étais abondamment sustenté dans l’île de la Cité et, au théâtre de Renaud, le premier acte était déjà commencé.
12
J’étais vêtu comme pour aller à la Cour, en habit de brocart argenté, avec une roquelaure de velours lavande sur les épaules. J’avais une nouvelle épée dont la poignée était d’argent ciselé, des souliers à lourdes boucles, des flots de dentelle au menton et aux poignets, des gants et un tricorne. J’arrivai au théâtre en carrosse de louage.
Mais j’y pénétrai par l’entrée des artistes, comme avant.
Aussitôt, l’atmosphère familière, faite de l’odeur des fards, de la sueur, du parfum et de la poussière, me prit à la gorge fouillis d’accessoires, j’apercevais un petit bout de la scène brillamment éclairée et j’entendais des éclats de rire monter de la salle. Un groupe d’acrobates attendait de passer durant l’intermède.
Un vertige me prit et, brièvement, j’eus peur. Je me sentais à l’étroit et en danger et pourtant, c’était merveilleux d’être de retour en ces lieux. Une profonde tristesse montait en moi. Non, plus que cela, une véritable panique.
Luchina m’aperçut la première et poussa un hurlement. Aussitôt toutes les portes des loges s’ouvrirent à la volée. Renaud fonça sur moi pour me serrer la main. Brusquement, j’étais au milieu d’une mer de visages surexcités. Je m’écartai vivement d’un candélabre en m’écriant : « Mes yeux... éteignez-le !
— Éteignez donc les chandelles ! Vous ne voyez pas qu’elles lui font mal aux yeux ! » intervint Jeannette. Je sentis ses lèvres humides contre ma joue. Tout le monde m’entourait. J’entendis Luchina crier : « Allez chercher Nicolas » et je faillis hurler : Non !
Des applaudissements secouaient le petit bâtiment. On ferma le rideau. Le reste de la troupe se précipita vers moi et Renaud réclama du champagne.
J’avais mis ma main devant mes yeux, comme si je craignais, tel un basilic, de les foudroyer d’un seul regard, et j’y sentis poindre des larmes que je devais essuyer avant que quelqu’un ne vît qu’elles étaient de sang. On me serrait de si près, cependant, que j’étais dans l’incapacité de tirer mon mouchoir. Pris d’une brutale et terrible faiblesse, je me laissai aller dans les bras de Jeannette et Luchina et enfouis mon visage dans l’épaule de cette dernière. Elles me faisaient penser à des oiseaux, avec leurs frêles ossatures et leurs cœurs qui battaient comme des ailes. Un bref instant j’écoutai couler leur sang avec mon oreille de vampire, mais cela me parut obscène. Je m’abandonnai à leur étreinte et au contact de leurs lèvres.
« Tu ne peux pas savoir à quel point nous étions inquiets ! vociférait Renaud. Et puis, quel soulagement d’apprendre ta bonne fortune ! Écoutez, vous tous ! Voici monsieur de Valois, le propriétaire de notre noble établissement...» Et il continua dans cette veine mi-pompeuse, mi-taquine. Soudain, j’entendis Nicolas et je sus qu’il n’était qu’à quelques pas de moi et me contemplait, trop content pour être plus longtemps blessé.
Je n’ouvris pas les yeux, mais je sentis sa main sur mon visage d’abord, puis agrippée à ma nuque. On avait dû lui laisser le passage jusqu’à moi et quand il me serra contre lui, j’éprouvai une petite convulsion de terreur. Heureusement, l’endroit était chichement éclairé et je m’étais gavé avant de venir, afin de ne pas être trop blême.
Je le regardai enfin.
Comment décrire à quoi ressemblent les humains à nos yeux ? J’ai tenté de le traduire en expliquant que la beauté de Nicolas, la veille au soir, m’était apparue comme un mélange de mouvements et de couleurs. Mais il est difficile d’imaginer ce que la chair vivante peut représenter pour nous, car à ce rayonnement visuel se mêle étroitement l’odeur charnelle. Tous les humains nous semblent beaux, même les vieux et les malades, même les épaves qu’on ne « voit » pas vraiment en les croisant dans la rue. Tous sont comme des fleurs sur le point d’éclore, des papillons émergeant de leur chrysalide.
Tout cela, je le vis en regardant Nicolas et en humant l’odeur de son sang ; pendant un bref mais grisant instant, je sentis mon amour, et lui seul, effacer tout souvenir des horreurs qui avaient fait de moi un monstre. Peut-être aussi étais-je profondément heureux de savoir que je pouvais encore aimer.
Quelque chose d’autre, cependant, palpitait au fond de moi et s’affirmait à une telle vitesse que mon esprit dut se précipiter pour le rattraper et l’empêcher d’échapper à tout contrôle. Je sus aussitôt ce qu’était ce désir immense et monstrueux qui m’était aussi naturel que le soleil m’était étranger. Je voulais Nicolas. Je le voulais aussi intensément que toutes mes précédentes victimes. Je voulais sentir son sang couler en moi, connaître son goût, son odeur, sa chaleur.
La petite salle était pleine de cris et de rires. Renaud ordonnait aux acrobates d’assurer l’intermède. Mais nous étions isolés dans notre étreinte, mon ami et moi.
Je me raidis et reculai en sentant la dure chaleur de son corps. Cela me rendait fou de me dire que cet être que j’aimais autant que ma mère ou mes frères, cet être qui m’avait arraché les seuls élans de tendresse que j’eusse jamais éprouvés, était une citadelle imprenable, qui résistait, dans son ignorance, à ma soif de sang, alors que tant de victimes s’étaient soumises si aisément.
C’était pour cela que Magnus m’avait créé, c’était là le chemin que je devais suivre. Que m’importaient à présent les autres, les voleurs et les assassins que j’avais saignés à blanc dans les rues de Paris ? C’était cela que je voulais. La redoutable possibilité de la mort de Nicolas explosa dans mon cerveau. Derrière mes paupières fermées, l’obscurité avait viré au rouge sang. Au moment suprême, l’esprit de Nicolas se viderait totalement, abandonnerait sa complexité en même temps que la vie.
Je ne pouvais plus bouger. Je sentais son sang comme s’il fût déjà entré et moi et je laissai mes lèvres reposer sur son cou. Chaque particule de mon corps semblait crier : « Prends-le, sors-le d’ici et repais-toi de son sang jusqu’à... jusqu’à...» Jusqu’à quoi ? Jusqu’à ce qu’il soit mort !
Je me dégageai et le repoussai. La foule autour de nous faisait un bruit d’enfer. Renaud houspillait les acrobates qui nous contemplaient bouche bée. Le public réclamait son intermède par de lents applaudissements scandés. L’orchestre jouait le petit air guilleret qui devait accompagner les acrobates. Le contact de toute cette chair, l’odeur de tous ces gens prêts pour la curée me donnaient la nausée.
Nicolas semblait avoir perdu son calme et lorsque nos regards se croisèrent, je lus dans le sien une accusation. J’y lus sa détresse et pis encore, son désespoir.
Je me frayai un passage parmi la presse, mais, sans trop savoir pourquoi, je me dirigeai vers les coulisses au lieu de la sortie. Je voulais voir la scène, le public. Pénétrer plus profondément à l’intérieur de quelque chose pour quoi je n’avais ni nom, ni mot.
J’étais comme fou, à vrai dire.
Ma poitrine se soulevait convulsivement et ma soif était comme un chat qui griffe pour pouvoir sortir. Nicolas, blessé et se méprenant sur mes sentiments, me suivit.
Je laissai la soif faire rage, me déchirer les entrailles. J’évoquai en un seul vaste souvenir toutes mes victimes, la lie de la société, et je compris la folie de la voie que j’avais choisie et son mensonge. Quelle sublime imbécillité que d’avoir emporté avec moi ma moralité mesquine, que de ne frapper que ceux qui étaient déjà condamnés, comme pour assurer mon salut en dépit de tout ! Pour qui m’étais-je pris ? Pour l’acolyte bien pensant des juges et des bourreaux parisiens qui frappent les pauvres pour des crimes que les riches commettent tous les jours ?
J’avais bu un vin corsé, dans des flacons ébréchés, et à présent le prêtre était devant moi, le calice d’or à la main, et le vin qu’il m’offrait était le sang de l’agneau.
Nicolas me parlait avec volubilité :
« Lestat, qu’est-ce donc ? Dis-le-moi ! Où as-tu été ? Que t’est-il arrivé ? Lestat !
— Filez en scène ! » tonna Renaud aux acrobates. Ils passèrent devant nous au petit trot et commencèrent aussitôt leurs culbutes et leurs sauts.
Luchina vint m’embrasser et je contemplai sa gorge blanche, ses mains d’albâtre. Je distinguais toutes les veines du visage de Jeannette et le renflement pulpeux de sa lèvre inférieure qui se rapprochait. Le champagne coulait à flots. Renaud était en train de prononcer un vague discours concernant notre « association », assurant que la petite farce de ce soir n’était qu’un début et que notre théâtre serait bientôt le joyau du boulevard. J’entendis dans ma tête la petite chanson que j’avais chantée à deux genoux à Flaminia du temps où j’étais Lélio.
Sur le plateau, les mortels s’agitaient lourdement et le public glapit d’aise lorsque le chef des acrobates exécuta une petite danse obscène en agitant l’arrière-train.
Avant même d’en avoir eu l’intention, j’étais en scène.
Je m’avançai jusqu’au centre du plateau, sous la chaleur des feux de la rampe. Je contemplai le balcon bondé, les loges grillagées et les rangées de spectateurs alignées au parterre. Et je m’entendis ordonner aux acrobates de vider les lieux.
Les rires étaient assourdissants, les lazzis et les cris me semblaient autant de spasmes et je distinguais sans peine, derrière les visages, le crâne au sourire grimaçant. Je fredonnais ma petite chanson, inlassablement.
Des insultes tranchaient sur le brouhaha.
Des interpellations fusèrent : « Continuez le spectacle ! – Eh, tu es très joli, mais maintenant remue-toi un peu ! » Un morceau de pomme jaillit du balcon et s’écrasa presque contre mes pieds.
J’ôtai ma roquelaure violette et mon épée.
La chanson n’était plus qu’un murmure incohérent, mais une folle poésie se déversait dans ma tête. Je voyais la sauvagerie de la beauté, telle que me l’avait révélée la musique de Nicolas la veille.
« Il est très joli, l’impitoyable fossoyeur, chantonnai-je, qui peut éteindre toutes ces courtes chandelles, toutes les âmes palpitantes qui respirent dans cette salle. »
Les paroles étaient hors de ma portée. Elles flottaient dans une immensité où existait peut-être un Dieu capable de comprendre les huit merveilleuses notes qui constituaient la musique créée par Nicolas, mais ignorant tout du principe : « Tu ne tueras point », qui se situait au-delà de la laideur et de la beauté.
Des centaines de visages luisants me scrutaient, depuis la pénombre de la salle. Perruques crasseuses, faux bijoux, dentelles loqueteuses, des peaux coulant comme de l’eau sale sur des squelettes difformes. Au balcon, une bande de mendiants en haillons sifflait et conspuait, bossus et borgnes, béquilles puantes, dents de la couleur de celles des crânes dans les cimetières.
Brusquement, je me mis à pirouetter sur un pied, comme un danseur, de plus en plus vite, avant de me lancer dans une série de culbutes, puis de sauts périlleux.
Les applaudissements crépitèrent aussitôt. J’étais aussi agile que je l’avais été cette première nuit dans le village, mais l’exiguïté du plateau me gênait et j’avais l’impression d’être écrasé par le plafond. Je me mis à chanter ma chanson à Flaminia, tout en recommençant à bondir et à tournoyer puis, levant les yeux au plafond, je ployai les genoux et expédiai mon corps le plus haut possible.
En un clin d’œil, je touchai les cintres, puis retombai gracieusement au sol, sans faire le moindre bruit.
Des « Oh ! » de stupéfaction s’élevèrent parmi le public. Dans la coulisse, tout le monde était abasourdi. Les musiciens dans la fosse échangeaient des regards éperdus. Ils voyaient bien, eux, qu’il n’y avait pas de fil pour me soutenir.
Je repris mon envol, pour la plus grande joie des spectateurs, mais cette fois, je montai propulsé par une série de sauts périlleux et redescendis en sauts carpes, exécutés au ralenti.
Le public me fit une ovation, mais mes camarades étaient muets. Nicolas se tenait tout au bord de la scène.
« C’est un tour, une illusion », entendait-on de toutes parts. Les gens se prenaient à témoin. J’entrevis la grosse figure de Renaud, bouche bée, les yeux exorbités.
Mais j’avais déjà repris ma danse et cette fois, le public ne se souciait plus de ma grâce, car je m’ingéniais à amplifier chaque geste, à prolonger chaque attitude au-delà de ce qu’aurait pu faire n’importe quel danseur humain.
Il y eut des exclamations parmi les musiciens et les spectateurs des premiers rangs. Les gens commençaient à être mal à l’aise et à chuchoter, sauf la racaille du balcon qui continuait à applaudir.
Je fonçai brusquement vers la rampe, comme pour admonester le public pour sa grossièreté. Sous l’effet de la surprise, quelques personnes se levèrent et cherchèrent à s’enfuir. L’un des cornistes lâcha son instrument et grimpa hors de la fosse.
Je percevais l’agitation, la colère sur les visages. Quels étaient donc ces procédés ? Brusquement, mon numéro ne les amusait plus, car ils n’en comprenaient pas le fonctionnement et mon air grave leur faisait peur. Je sentis un bref instant leur impuissance.
Je levai lentement les mains pour réclamer leur attention et d’une voix très forte, je chantai la chanson à Flaminia, un couplet suivant l’autre, en laissant ma voix s’enfler jusqu’à ce que les gens se levassent en hurlant, toujours plus fort jusqu’à ce que ma voix eût couvert tous les autres bruits. Sous l’effet de cet intolérable rugissement, je les vis tous se lever en renversant leurs sièges et s’enfuir, les mains collées contre leurs oreilles.
Leurs bouches poussaient des cris inaudibles.
Ce fut un chaos indescriptible, ponctué de hurlements et de jurons ; une ruée désordonnée vers les portes. Des hommes sautèrent du balcon pour être plus vite dans la rue.
Je cessai de chanter.
Je restai à les regarder, dans un silence encore tout vibrant, ces corps faibles et couverts de sueur qui filaient maladroitement dans toutes les directions. Le vent entrait en rafales par les portes ouvertes. Un froid étrange envahit mes membres et j’avais l’impression que mes yeux étaient en verre.
Sans même regarder, je rattachai mon épée et passai un doigt recourbé dans le col en velours de ma roquelaure froissée et poussiéreuse. Il me semblait sans importance que Nicolas fût en train de se débattre en hurlant mon nom, entre les mains de deux camarades qui craignaient pour sa vie.
Un élément retint mon attention, au milieu du désordre ambiant, et me parut soudain d’une importance extrême : un seul personnage, debout dans une des loges ouvertes, n’avait pas fait le moindre effort pour se sauver, ni même pour bouger.
Lentement, je me tournai pour le contempler fixement, comme pour le mettre au défi de rester sur place. C’était un vieil homme dont les yeux d’un gris terne semblaient vriller les miens avec une expression d’opiniâtreté outragée. Je lâchai un rugissement tonitruant qui s’enfla jusqu’à ce que les quelques personnes qui demeuraient encore se couvrissent les oreilles et même Nicolas, qui s’élançait vers moi, tomba à genoux, les deux mains crispées autour de son visage.
Pourtant l’homme de la loge continuait à me dévisager, de son air hargneux et renfrogné, les sourcils froncés sous sa perruque grise.
Je pris un pas d’élan et bondis directement dans sa loge. Sa mâchoire s’affaissa malgré lui et ses yeux s’arrondirent.
Il était déformé par l’âge, les épaules voûtées, les mains tordues, mais une lueur exempte de vanité et de faiblesse brillait dans ses yeux. Sa bouche se durcit, il avança le menton. De sous son lourd habit, il tira un pistolet et me visa en le maintenant des deux mains.
« Lestat ! » hurla Nicolas.
Le coup partit et le projectile me frappa de plein fouet. Je ne bougeai pas. La douleur me parcourut et se dissipa, laissant dans son sillage un terrible tiraillement dans toutes mes veines.
Le sang jaillit à flots. Il coulait comme je n’avais encore jamais vu de sang couler. Ma chemise en était imbibée et je le sentais se déverser dans mon dos. Le tiraillement s’accentua et j’éprouvai une sensation de chaleur et un picotement dans tout mon torse.
L’homme me contemplait, abasourdi. Le pistolet lui échappa des doigts. Ses yeux se révulsèrent et il s’écroula comme une baudruche dégonflée.
Nicolas s’était rué dans l’escalier et fit irruption dans la loge, avec un murmure incohérent, certain de me trouver mort.
Je restai ferme comme un roc, isolé par la terrible solitude qui était mienne depuis que Magnus avait fait de moi un vampire. Je savais que ma plaie avait déjà disparu.
Le sang séchait sur mon gilet de soie et dans le dos de mon habit déchiré. Je sentais une violente vibration là où la balle m’avait transpercé et ce tiraillement ininterrompu dans mes veines, mais il n’y avait plus la moindre trace de blessure.
Nicolas, reprenant ses esprits, comprit que je n’avais rien, alors même que sa raison lui disait que c’était impossible.
Je passai devant lui et me dirigeai vers l’escalier. Il se jeta sur moi, mais je l’envoyai bouler, violemment. Je ne pouvais supporter sa vue, son odeur.
« Ne m’approche pas ! » grondai-je.
Il revint à la charge, pourtant, et noua ses bras autour de mon cou. Son visage était gonflé par l’effort et un bruit atroce sortait de ses lèvres.
« Lâche-moi, Nicolas ! » dis-je d’un ton menaçant. Si je le repoussais trop violemment, je risquais de l’estropier ou de le tuer...
Il gémit, balbutia. Pendant une épouvantable seconde, il émit un bruit qui ressemblait à celui de ma pauvre jument, déchiquetée par les loups dans la neige.
Sans trop savoir ce que je faisais, je parvins à m’arracher à son étreinte.
La foule s’écarta en hurlant quand je sortis sur le boulevard.
Renaud accourut vers moi, bien qu’on cherchât à le retenir.
« Monsieur ! » Il s’arrêta net en voyant tout le sang.
« Ce n’est rien, mon cher Renaud ! » lui dis-je, tout étonné d’entendre ma voix si ferme, si douce. J’eus l’impression fugitive que j’aurais dû prêter attention à quelque chose de spécial.
« N’y pensez plus, mon ami, poursuivis-je. C’est du sang de théâtre, tout cela n’était qu’illusion. C’est une idée que j’ai eue. Un drame grotesque, voilà tout. »
A nouveau, cette sensation que dans la foule qui se pressait autour de moi à une distance respectueuse se trouvait quelque chose d’inhabituel.
« Continuez donc votre œuvre, repris-je, presque incapable de me concentrer sur ce que je disais. Avec vos acrobates, vos tragédies, vos ouvrages plus civilisés, si vous le préférez. »
Je sortis de ma poche une liasse de billets que je mis dans sa main tremblante et je jetai une poignée de pièces d’or sur le trottoir. Plusieurs acteurs se précipitèrent pour les ramasser. Je scrutai la foule, pour découvrir la source de mon curieux malaise. Qu’était-ce donc ? Ce n’était pas Nicolas qui me contemplait depuis la porte du théâtre désert, l’âme brisée.
Non, c’était autre chose, à la fois familier et inconnu, qui avait un rapport avec les ténèbres.
« Engagez les meilleurs mimes, continuai-je au bord du délire, les meilleurs musiciens, les plus grands décorateurs, » Ma voix redevenait trop forte, la voix du vampire ; je voyais les visages grimacer, les mains se lever, mais ils n’osaient pas se boucher les oreilles devant moi, « Il n’y a aucune limite ! »
Je me dégageai et m’engouffrai dans la première allée où je me mis à courir. Ce qui m’avait distrait ainsi, sans aucune erreur possible, c’était la présence au milieu de la foule !
Je le savais pour une raison très simple : je courais plus vite que n’aurait pu courir aucun mortel et la présence restait dans mon sillage. Et la présence était celle de plus d’un seul être.
Lorsque j’en fus sûr, je m’arrêtai net.
La ruelle obscure où je me trouvais n’était guère éloignée du boulevard. Je les entendis avant qu’ils n’eussent le temps de faire silence de façon abrupte.
J’étais trop angoissé et malheureux pour me prêter à leurs petits jeux ! « Qui êtes-vous ? Répondez-moi ! » hurlai-je, d’une voix à faire trembler les vitres des fenêtres voisines. Il n’y avait pas de cimetière par ici. « Répondez-moi, bande de lâches. Dites quelque chose, si vous en êtes capables, ou bien disparaissez une fois pour toutes ! »
Je sus aussitôt – mais comment, je serais bien en peine de le dire – qu’ils m’entendaient et auraient pu me répondre s’ils l’avaient voulu. Ce que j’avais toujours perçu était la preuve irrépressible de leur proximité et de leur intensité, qu’ils étaient incapables de déguiser. Ils pouvaient en revanche voiler leurs pensées et ils ne s’en privaient pas. Mais, incontestablement, ils avaient un intellect et pouvaient s’exprimer.
Leur silence me piquait au vif, mais il n’était rien à côté de tout ce qui venait d’arriver et, comme je l’avais déjà fait tant de fois, je leur tournai le dos.
Ils me suivirent. Cette fois-ci, ils me suivirent et j’eus beau poursuivre mon chemin le plus vite possible, ils ne décollèrent pas.
Je ne perdis l’étrange vibration qu’ils dégageaient qu’en arrivant devant Notre-Dame, où j’entrai sans hésiter.
Je passai le reste de la nuit dans la cathédrale, blotti dans un coin sombre vers le mur de droite. La soif me torturait après tout le sang que j’avais perdu et à chaque fois qu’un mortel s’approchait, je sentais un violent tiraillement et un picotement à l’endroit de ma blessure.
J’attendis, cependant.
En voyant arriver une jeune mendiante, portant un petit enfant, je sus que le moment était venu. Apercevant le sang séché sur mes vêtements, elle voulut absolument m’aider à gagner l’Hôtel-Dieu, tout proche. Son visage était amaigri par la faim, mais elle tenta pourtant de me soulever à la seule force de ses deux bras frêles.
Je la regardai droit dans les yeux jusqu’à ce que son regard se révulsât. Je sentis la chaleur de ses seins qui gonflaient les haillons. Son corps doux et succulent s’affala mollement contre moi, s’abandonnant tout à fait, tandis que je la nichais tendrement au milieu de mon brocart et de mes dentelles rouges de sang. Je l’embrassai, grisé par sa chaleur, tout en écartant le tissu crasseux qui lui couvrait la gorge, puis je me penchai pour boire avec tant d’adresse que l’enfant à demi endormi ne s’aperçut de rien. Ensuite, je défis d’une main tremblante la chemise en loques du petit. Ce jeune cou tendre était à moi, lui aussi.
Il n’existe pas de mots pour décrire mon ravissement. Jusque-là, j’avais connu l’extase que peut procurer le viol, mais ces deux victimes, je les avais prises avec un parfait semblant d’amour. Il me semblait que leur innocence rendait ce sang plus chaud, que leur bonté le rendait plus onctueux.
Je les contemplai longuement, endormis dans la mort. Cette nuit, la cathédrale n’avait pas su leur offrir le sanctuaire dont ils avaient besoin.
Je sus alors que ma vision du jardin de la beauté sauvage avait été vraie. Le monde avait un sens, oui, un sens et des lois et une inévitabilité, mais tout n’était qu’une affaire d’esthétique. Et dans ce Jardin sauvage, les innocents étaient faits pour les crocs des vampires.
J’étais prêt, à présent, à rentrer chez moi. En ressortant de Notre-Dame, aux premières heures du matin, je savais que la dernière barrière entre mon appétit et le monde venait de céder.
A présent, plus personne n’était à l’abri de mon désir, si grande fût son innocence. Et cette vérité s’appliquait à mes chers amis de chez Renaud et jusqu’à mon bien-aimé Nicolas.
13
Je voulais les savoir loin de Paris. Je voulais que les affiches fussent retirées, les portes closes ; je voulais que le silence et l’obscurité envahissent le petit théâtre miteux où j’avais connu le plus grand et le plus constant bonheur de ma vie de mortel.
Une douzaine de victimes innocentes par nuit ne suffisaient pas à m’empêcher de penser à eux, à dissoudre la sourde douleur qui me tenaillait. Chaque rue de Paris menait à leur porte.
J’avais honte lorsque je pensais à la peur que je leur avais faite. Comment avais-je pu agir ainsi ? Pourquoi m’affirmer avec une violence telle qu’elle m’avait coupé d’eux à jamais ?
Non, décidément. Le théâtre était à moi. Je voulais le fermer.
Ils ne me soupçonnaient pas, pourtant. Ils avaient cru les sottes explications que leur avait données Roget : je revenais tout juste d’un voyage aux colonies, le bon vin parisien m’était monté à la tête. Un nouveau magot avait permis de réparer les dégâts.
Dieu seul sait ce qu’ils pouvaient penser par-devers eux. En tout cas, ils reprirent leurs représentations dès le lendemain et la foule blasée du boulevard du Temple trouva au désordre que j’avais semé une bonne douzaine d’explications, toutes plus vraisemblables les unes que les autres. Il y avait la queue sous les marronniers pour entrer chez Renaud.
Seul Nicolas était rebelle. Il s’était mis à boire et refusait de retourner au théâtre ou d’étudier sa musique. Il insultait Roget lorsque ce dernier lui rendait visite. Il hantait les tavernes les plus infâmes et errait la nuit à travers les rues mal famées de la capitale, sans se soucier du danger.
Voilà au moins un point commun entre nous, me dis-je.
« L’argent ne compte guère pour notre jeune homme, monsieur, m’expliqua Roget, qui me tenait au courant des frasques de mon ami. Il en a toujours eu beaucoup, comme il ne s’est pas fait faute de me le rappeler. Il dit des choses qui me troublent, monsieur. Qui me hérissent. »
En chemise de nuit et bonnet de coton, pieds nus, car je l’avais, une fois de plus, réveillé au beau milieu de la nuit, sans lui laisser le temps d’enfiler ses pantoufles ou de se peigner, l’avocat avait l’air sorti tout droit de quelque ronde enfantine.
« Que dit-il ? voulus-je savoir.
— Il parle de sorcellerie, monsieur. Il dit que vous possédez des pouvoirs surnaturels.
— Qui croit à de pareilles sornettes de nos jours ? » Je feignais la plus totale stupéfaction, mais en vérité j’avais les cheveux qui se dressaient sur la nuque.
« Il s’exprime avec beaucoup d’amertume, continuait l’avocat. Il dit que votre race – ce sont ses mots – a toujours eu accès à de grands secrets.
— Ma race !
— Vous êtes un aristocrate, monsieur, expliqua Roget, quelque peu gêné. Quand un homme est aussi en colère que monsieur de Lenfent, tout paraît important. Mais il ne confie ses soupçons à quiconque en dehors de moi. Il dit que vous comprendrez pourquoi il vous méprise. Vous avez refusé de partager vos découvertes avec lui ! Oui, monsieur, vos découvertes. Il parle de phénomènes qui n’ont pas d’explication rationnelle. »
Pendant un bref instant, il me fut impossible d’affronter le regard de Roget. Quelle merveilleuse perversion de toute l’affaire ! Et pourtant il avait donné en plein dans la vérité.
« Monsieur, vous êtes le meilleur homme qui soit.,., reprit Roget.
— Je vous en prie, épargnez-moi...
— Mais M. de Lenfent raconte des choses invraisemblables, des choses qu’on ne devrait pas dire, même de nos jours. Il raconte qu’il a vu une balle de pistolet vous traverser le cœur.
— La balle m’a manqué, dis-je. Voyons, Roget, il faut mettre fin à tout cela. Expédiez-les loin de Paris, tous autant qu’ils sont.
— Les expédier au loin ? Mais, vous qui venez de mettre tant d’argent dans leur petite entreprise...
— Et alors ? Qui s’en soucie ? interrompis-je. Envoyez-les à Londres, à Drury Lane. Que Renaud s’achète un théâtre là-bas. Et de là, ils pourront partir pour l’Amérique, Saint-Domingue, La Nouvelle-Orléans, New York. Pourvoyez-y, Monsieur. Cela coûtera ce que cela coûtera. Qu’on ferme mon théâtre et qu’ils partent ! »
Et avec eux partira ma douleur. Et tous mes souvenirs de Lélio, le petit provincial qui vidait leurs seaux d’eau sale et qui en était fort aise.
Roget me paraissait si timoré. Quel effet cela faisait-il de travailler pour un élégant forcené qui vous payait le triple de ce que n’importe qui d’autre vous aurait offert pour agir contre votre raison ?
Je n’en saurais jamais rien. Jamais plus je ne saurais ce que c’était que d’être humain.
« Quant à Nicolas, continuai-je, vous allez le persuader de partir pour l’Italie et je m’en vais vous expliquer comment.
— Monsieur, ne fût-ce que pour le persuader de changer de vêtements, il faudrait un foudre d’éloquence.
— Je vais vous faciliter les choses. Vous savez que ma mère est gravement malade. Demandez à Nicolas de l’accompagner jusqu’en Italie. Ce sera parfait. Il peut fort bien étudier la musique au conservatoire de Naples et c’est là que ma mère doit se rendre.
— Il lui écrit, en effet... Il lui est très attaché.
— Justement. Convainquez-le qu’elle ne saurait accomplir un tel voyage sans lui. Prenez toutes les dispositions. Il le faut absolument, monsieur Roget. Il doit quitter Paris. Je vous donne jusqu’à la fin de la semaine. »
Certes, j’exigeais beaucoup de Roget, mais je ne voyais aucun autre moyen d’obtenir le départ de mon ami. Personne n’irait ajouter foi à ses histoires de sorcellerie, ce n’était pas cela qui m’inquiétait. Seulement je savais, à présent, que si Nicolas ne quittait pas Paris, il deviendrait fou.
Chaque nuit, je luttais contre moi-même durant toutes mes heures de veille pour ne pas partir à sa recherche, risquer une ultime entrevue.
Mais j’attendais, conscient du fait que je le perdais définitivement et qu’il ne connaîtrait jamais la raison de tout ce qui s’était passé. Moi, qui m’étais naguère emporté contre l’absurdité de la vie, je l’exilais au loin sans un mot d’explication, sachant pourtant qu’une telle injustice le tourmenterait peut-être jusqu’à la fin de ses jours.
Cela vaut pourtant mieux que la vérité, Nicolas. Peut-être suis-je désormais mieux à même de comprendre les illusions. Et si tu peux emmener ma mère jusqu’en Italie, si seulement il lui reste encore un peu de temps...
En attendant, je pouvais constater que le théâtre de Renaud avait fermé ses portes. Dans le café voisin, on parlait du départ de la troupe pour l’Angleterre. Cela du moins était réglé.
La huitième nuit, l’aube approchait lorsque j’arrivai enfin devant la porte de Roget et tirai la sonnette.
Il vint ouvrir plus vite que je ne l’aurais cru, l’air hagard et inquiet, toujours en chemise de nuit.
« Je commence à affectionner votre costume, Monsieur, lui dis-je d’une voix lasse. Je ne crois pas que je me fierais autant à vous si je vous voyais en habit et culotte de soie...
— Monsieur, interrompit-il. Un événement tout à fait imprévu...
— Répondez d’abord à mes questions. Renaud et sa troupe ont été heureux de s’embarquer ?
— Oui, Monsieur. Ils sont déjà arrivés à Londres, mais...
— Et Nicolas ? Parti retrouver ma mère en Auvergne ? Dites-moi que j’ai raison. Que c’est fait.
— Mais, Monsieur...» commença-t-il. Puis, il s’interrompit net et à ma grande surprise, je vis l’image de ma mère dans son esprit.
Si j’avais pris le temps de réfléchir, j’aurais compris ce que cela signifiait. Pour autant que je susse, jamais cet homme n’avait porté les yeux sur ma mère, donc comment l’image de cette dernière aurait-elle pu meubler ses pensées ? Mais je ne fis point appel à ma raison. Ma raison s’était envolée.
« Elle n’est pas... ne me dites pas qu’il est trop tard, balbutiai-je.
— Monsieur, permettez-moi de prendre mon manteau...»,dit-il inexplicablement. Il tendit la main vers la sonnette.
Et je vis à nouveau l’image de ma mère, le visage pâle, les traits tirés, mais trop nette pour que je pusse le supporter.
J’empoignai Roget par les épaules. « Vous l’avez vue ! Elle est là.
— Oui, Monsieur. Elle est à Paris. Je vous emmène la voir de ce pas. Le jeune de Lenfent m’a annoncé son arrivée, mais je ne savais pas où vous joindre, Monsieur ! Je ne sais jamais où vous trouver. Elle est arrivée hier. »
J’étais trop abasourdi pour répondre. Je me laissai tomber sur une chaise et ma propre image intérieure était devenue assez éclatante pour éclipser tout ce qui émanait de lui. Elle était vivante et à Paris. Et Nicolas était toujours là, lui aussi, auprès d’elle.
« Monsieur, prenez les devants pendant que je m’habille. Elle est dans l’île Saint-Louis, la troisième porte à droite de M. Nicolas. Partez tout de suite. »
Je le dévisageai d’un air hébété. Je ne le voyais même pas. Je la voyais elle. Dans moins d’une heure, le soleil se lèverait et il me fallait trois bons quarts d’heure pour regagner ma tour.
« Demain... demain à la tombée de la nuit, murmurai-je.
— Mais, Monsieur, vous ne m’avez pas compris. Jamais Madame votre mère ne partira pour l’Italie. Elle vient de faire son ultime voyage pour venir vous retrouver. »
Comme je ne répondais pas, il m’attrapa par les revers de mon habit et voulut me secouer. Jamais je ne l’avais vu ainsi. Pour lui je n’étais qu’un enfant et il devait m’aider à reprendre mes esprits.
« Je lui ai trouvé ces appartements, continua-t-il, des gardes-malades, des médecins, tout ce que vous auriez souhaité. Mais ils ne peuvent pas la maintenir en vie. C’est vous qui la prolongez, Monsieur. Elle veut vous voir avant de fermer les yeux pour toujours. Alors, oubliez l’heure tardive et courez la voir. La volonté humaine, fût-elle aussi forte que la sienne, ne saurait faire des miracles. »
J’étais incapable de répondre. Incapable de formuler une pensée cohérente.
Je me levai et gagnai la porte, en entraînant l’avocat à ma suite. « Allez la trouver immédiatement, lui ordonnai-je, et dites-lui que je serai auprès d’elle demain à la tombée de la nuit. »
Il secoua la tête. Il était furieux et dégoûté. Il voulut me tourner le dos, mais je l’en empêchai.
« Allez-y sans perdre un instant, Roget, insistai-je. Restez assis à son chevet toute la journée, c’est compris, et veillez à ce qu’elle attende... à ce qu’elle attende ma venue ! Surveillez-la si elle s’assoupit. Si vous avez l’impression qu’elle risque de s’éteindre, réveillez-la et parlez-lui. Mais ne la laissez pas mourir avant que je puisse aller la trouver ! »